Epreuves (et Preuves) de la vie

Les mots, plus que les chiffres, décrivent désormais l’état de la société française.

Le Big Quit ou la Grande démission, puis le Quiet quitting ou la Démission silencieuse, bien qu’on n’en connaisse pas la réalité chiffrée ; reflètent mieux la réalité professionnelle de millions d’employés que les statistiques de l’emploi. Ce n’est pas la proportion d’employés qui adoptent ces comportements qui compte ; mais de saisir le sentiment qui anime ces millions de salariés qui se rendent quotidiennement à leur travail. Même sans démission, réelle ou silencieusement ; ces mouvements s’imposent comme des options et des logiques d’action collective.

Même si une grande partie n’adopte pas ces comportements, nul doute qu’ils observent leur propre vie professionnelle au travers de ces logiques d’actions.

D’autres sentiments ont déjà mobilisé, de façon aussi surprenante qu’inattendue : le sentiment d’injustice a soudé les Gilets Jaunes, le sentiment d’être dominée a mobilisé #MeToo.

Dans son dernier ouvrage Les épreuves de la vie, sous-titré Comprendre autrement les Français, le sociologue Pierre Rosanvallon nous a livré une vibrante analyse de la société française au travers des expériences quotidiennes des français et des sentiments qui sont générés : le Mépris, l’Injustice, la Discrimination et, l’Incertitude à laquelle on ne peut faire face. L’auteur admet que la liste n’est pas exhaustive, d’autres épreuves traversent nos vies quotidiennes faisant naître d’autres sentiments.

La nouveauté est que ces sentiments sont communs à toutes les classes : un salarié à un haut salaire, ressent la même Injustice quand il est remplacé par un jeune sorti d’école, qu’un ouvrier qui n’obtient pas d’augmentation de salaire ; même si les conditions matérielles sont différentes. Le même mépris est partagé face à une direction sourde aux demandes d’explications, quelque soit la position du salarié.

Ces sentiments sont renforcés à d’autres occasions : la difficulté à obtenir un prêt immobilier ou à louer un appartement ; la décision inattendue d’un juge dans le cadre d’un divorce douloureux ; l’incompréhension des services sociaux face à des parents vieillissants et dépendants. Ces épreuves s’expliquent avec le même logiciel.

Ces différentes épreuves s’agrègent finalement dans un vécu qui ne s’explique alors qu’au travers de sentiments exclusifs et douloureux. Ils deviennent ainsi les premiers, et bien souvent les seuls prismes d’analyse des décisions qu’on nous impose.

Cela s’explique par le fait que l’émotion est tellement forte qu’elle en devient un marqueur de vérité :

  • Elle donne une saveur, certes amer, à la réalité
  • Elle constitue un marqueur identitaire que tout le monde recherche aujourd’hui

L’épreuve de la vie est une preuve de la vie

Mieux vaut se considérer comme méprisé, que comme un employé lambda dans un tableur excel ou comme un administré insatisfait.

Vivre une injustice a plus de sens que d’avoir été juste oublié par une direction générale ou par le service des prêts d’une banque. Cela permet de partager son histoire avec d’autres, qui n’ont pas traversé la même situation mais qui l’ont vécu de la même manière.

C’est au travers de ce vécu et de ces marqueurs identitaires que sont interprétées les décisions de l’entreprise. Un refus équivaut à une injustice, un silence à du mépris, un choix à de la discrimination.

Sentiment & Rationalité

A ce déferlement de sentiments confus, à ces schémas incohérents et désordonnés ; s’oppose la rationalité de la décision. Celle qui s’explique froidement : rien de personnel.

Justement, j’aurais bien aimé que ce soit personnel, que cela Me concerne.

L’erreur consiste à croire que ces sentiments s’opposent aux décisions rationnelles. Au contraire, ils la complètent, ils la dotent de ce qui lui manque le plus : le vécu.

On exige que les salariés viennent avec des compétences et des softskills : ces traits de personnalité signifiants. Ils viennent aussi avec un vécu qui sert de logiciel pour comprendre les décisions.

Il est urgent de considérer ces schémas explicatifs comme valables, des les intégrer dans les échanges au sein de l’organisation et surtout de décoder les attitudes pour construire un dialogue viable.

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