Transformer l’engagement sociétal en une activité pérenne

Des violences impossibles à ignorer

Les violences conjugales font partie du quotidien de l’entreprise, comme le montre ces chiffres issus de l’étude de la Fondation Agir contre l’Exclusion & OneInThreeWomen :

  • 56% des salarié.e.s ayant subi ces violences déclarent qu’elles affectent négativement leur travail
  • 42% des personnes victimes de violences conjugales en ont discuté avec quelqu’un au travail
  • Un salarié sur dix connait une collègue ayant subi des violences conjugales
  • Environ 18% des salariées ayant subi ces violences ont déclaré qu’au moins un acte violence s’est produit sur le lieu de travail ou à proximité de celui-ci
  • 32% déclarent s’être absentées du travail à cause de ces violences.

Le traitement des violences conjugales reste pourtant difficile à intégrer dans l’entreprise car il fait intervenir des acteurs externes à son environnement naturel : police, justice, assistantes sociales, médecins et institutions spécialisées. L’accompagnement est long, car il consiste à identifier les victimes, à les accompagner dans leurs parcours auprès des institutions et à mettre en œuvre les solutions. Les interactions avec les différents acteurs de ce parcours sont alors nombreuses et régulières. On remarque que ce type d’action est souvent efficace sur les premiers cas : l’enthousiasme conjugué des différents acteurs créant une dynamique créatrice. Cependant, de fortes oppositions apparaissent rapidement puisque ces actions d’accompagnement n’entrent pas dans le fonctionnement naturel de l’entreprise et pas non plus dans celui des institutions. Les interactions avec les nouveaux acteurs deviennent moins fréquentes et les actions moins efficaces. Ainsi, quelques bonnes pratiques, même partagées entre pairs, ne suffisent pas à instaurer des pratiques hybrides durables et efficaces dans le temps.

En effet, si grandes soient les causes défendues ; une organisation reste avant tout redevable des résultats attendus dans son champ d’action. Elle est responsable devant ses actionnaires, ainsi qu’auprès de ses employés qui souhaitent évoluer sur un secteur donné et dans une activité précise. Elle est aussi redevable à l’ensemble des acteurs qui composent son écosystème : des clients qui attendent des innovations, des fournisseurs qui valorisent leurs propres nouveautés, etc. C’est donc par un mouvement tout naturel que les organisations se recentrent sur leur propre champ d’action. Quelles que soient les organisations, elles rechignent toutes à sortir de leur fonctionnement et de leur écosystème naturel. Cela modifie les habitudes de travail, induit des ralentissements de certains process et modifie les rapports de pouvoir. Une hybridation de l’activité avec des acteurs nouveaux, reste donc fragile et éphémère !

La solution organisationnelle

La solution pour créer des pratiques durables entre des acteurs hétérogènes consiste à les souder en leur donnant une nouvelle légitimité. Les Sciences de Gestion ont observé et théorisé ce changement. Il consiste à institutionnaliser des pratiques en créant un nouveau champ organisationnel.

Qu’est-ce qu’un champ organisationnel ?

Le concept de champ organisationnel est le fruit de travaux de sociologues américains, notamment Paul DiMaggio, Walter Powell appartenant au mouvement néo-institutionnaliste. Dans leur article de référence (The iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields. American Sociological Review, 48: 1983), ils s’interrogent sur la propension des organisations s’imiter en adoptant des processus, des formes et des codes similaires. Ils observent alors la construction de modèles organisationnels dominants, spécifiques à certains secteurs.

DiMaggio et Powell bâtissent le concept d’Isomorphisme Institutionnel : répondant à un souci de légitimité, les entreprises adoptent des codes d’un secteur. S’ensuivent une similarité des activités et des processus. Progressivement, un champ organisationnel se construit où coexistent des fournisseurs, des clients, des représentations professionnelles, des organismes édictant des normes ainsi que les concurrents.

C’est tout un écosystème qui se met en place et s’institutionnalise pour assurer la stabilité de ses membres. Au-delà des activités professionnelles quotidiennes et des transactions entre les membres ; des formations sont dispensées, des diplômes sont remis, assurant l’homogénéité des critères de décision et la pérennité des ressources. Des mythes sont créés à l’attention des organisations et des symboles sont régulièrement mobilisés.

Une apparente stabilité : les conditions du changement

L’apparente stabilité de ces écosystèmes masque en fait une grande plasticité de ces champs organisationnels qui sont capables de créer d’autres mythes et d’autres histoires, autour d’acteurs nouveaux, porteurs de valeurs plus inspirantes, pour utiliser un terme plus actuel.

Dans un article en gestion devenu une référence (Theorizing Change : The role of professional associations in the transformation of institutional fields, The academy of management journal 45, February 2002), Royston Greenwood, Roy Suddaby et Robert Hining ont observé et théorisé le processus de changement d’activité au travers des changements du champ organisationnel.

Ils décrivent les six étapes du changement institutionnel (résumées dans la figure 1 que nous reproduisons) :

  • La première étape consiste en un ou une série d’évènements qui déstabilisent l’ordre établi, introduisent du déséquilibre. Ce sont des secousses ou des bouleversements d’ordre social, technologique ou réglementaire
  • Ces changements précipitent l’arrivée de nouveaux acteurs, le renforcement du rôle de certains acteurs voire, la modification de règles ou d’informations au sein du champ, une forme d’immixtion subtile mais volontaire dans les règles implicites. C’est la deuxième étape.
  • Cela a pour effet de déranger l’ordre établi et de permettre l’introduction, explicite cette fois-ci, de nouvelles idées et d’induire la possibilité du changement.
  • La quatrième étape constitue un tournant car il faut préparer la structure du champ organisationnel à venir. Cela passe par un travail de théorisation des idées, de précision des catégories explicatives et de description de nouvelles relations de cause à effet. Loin d’être abstrait, ce travail se déploie au travers de nouvelles tâches et de nouveaux process. On peut prendre ici l’exemple de la diffusion des ERP qui s’est justifiée au travers de l’élaboration de catégories, lesquelles décrivaient des relations de cause à effet qui se sont naturellement imposées. Ces nouveaux process s’imposent d’une part, parce qu’ils remplacent une organisation dont la faillibilité a été démontrée. D’autre part, les nouvelles solutions ne sont pas seulement justifiées parce qu’elles remplacent une organisation défaillante ou partiellement inefficace ; elles sont aussi justifiées par elles-mêmes, par de arguments d’ordre moraux ou pragmatiques. Les sensibilités philosophiques, morales ou utilitaristes sont ainsi satisfaites.
  • La cinquième étape a une chronologie parallèle à la quatrième mais elle s’en distingue dans la forme et dans les buts. Il s’agit de la diffusion des nouvelles pratiques et des théories qui les justifient. Cette diffusion, par différents canaux de communication, tend à rendre objectif et légitime les nouvelles pratiques. Le large partage de nouvelles pratiques, au sein de différentes communautés d’actions, les rend plus naturelles, plus objectives et plus légitimes.
  • La sixième étape propose deux alternatives : les nouvelles pratiques sont légitimes, elles nourrissent un enchainement de décisions qui sont prises au sein d’organisations, ayant un rôle et une place définis dans ce nouveau champ, stable et durable. La deuxième alternative est qu’il ne s’agira que d’une mode passagère !

Le modèle du changement appliqué à l’instauration de pratiques sociétales

Cette modélisation et les cas qui l’ont inspirée, guident notre offre d’institutionnalisation des pratiques d’accompagnement de victimes de violences, au sein de l’entreprise. L’objectif ambitieux consiste à intégrer de nouveaux acteurs, à créer des routines professionnelles, à professionnaliser les tâches et les missions d’accompagnement (en plus des tâches professionnelles liées à l’activité de l’entreprise), intégrer cela dans la culture de l’entreprise et à diffuser cela afin de consolider un champ organisationnel propre à cet accompagnement.

Les conditions semblent en partie réunies pour entamer cette démarche, comme le montre la reprise de ce modèle sur le contexte de l’accompagnement de victimes de violences et d’autres drames de la vie :

On peut constater que les 3 conditions sont remplies pour les trois premières étapes. Les étapes 4, 5 et 6 ne paraissent pas encore acquises à ce stade, les différentes actions étant encore trop éparses.

Concernant les trois premières étapes, la structuration d’un nouveau champ organisationnel nécessite d’agencer correctement les premières briques. En effet, comme cela est démontré, l’enthousiasme des premières actions et des premiers succès se révèlent souvent insuffisants face à l’inertie des organisations.

Il est donc nécessaire de jalonner le parcours des victimes au sein des institutions, en tenant compte du rôle que jouent ces institutions les unes envers les autres. Cette vision organisationnelle et opérationnelle créera des synergies durables. Chaque acteur de cet accompagnement sociétal trouvera une forte légitimité dans ce champ, inscrira ces actions dans un agenda qui lui est propre, créera des formations et des routines et offrira des carrières à ceux qui s’y engageront.

C’est de cette façon que nous pourrons accompagner de très nombreuses victimes, de façon récurrente.

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